Le Tantra à l'heure de la société numérique

Image psychédélique et le tantra a l'air du numérique

La voie tantrique de l’unité avec le « tout » est elle possible à l’heure d’internet, de l’individualisme et des réseaux sociaux ? L’illusion d’abondance créée par le flux numérique change-t-elle fondamentalement qui je suis ? Sommes-nous « libre » dans une société de l’hyper choix ?

Quel sens la réémergence du tantra dans nos sociétés recouvre-t-elle ?

 

Le retour de l’approche sociologique du « sujet ».

L’idée de cet article m’est venue à la lecture de Eva Illouz sociologue israélienne. Elle a en quelques livres récents sur « l’injonction au bonheur », « l’amour » et les relations amoureuses, apporté un éclairage nouveau sur le désir et les affects du « sujet » vivant à l’heure numérique. (Happycratie, la fin de l’amour) Ces lectures ont pour moi mis en perspective l’apport et le sens des pratiques tantriques dans ce contexte de l’internet rapide.

Eva Illouz pose l’hypothèse d’une mutation du sujet sous l’effet de l’économie capitaliste et numérique. Cet « homo numéricus » baigné dans un flux constant de rapports homme/ machine, tendrait à agir selon des process informatiques inaugurant ainsi un autre rapport à lui-même, intermédié, désubjectivé, piloté, par la mise en mesure des applications numériques.

Je n’écoute plus mon corps, mais je fais confiance ou délègue à ces « appli» la tâche de me fixer des objectifs à atteindre, de m’informer de l’état de ma santé, du nombre de calories ingurgitées.

Son point de vue est ainsi d’affirmer que nos vies sont plus gouvernées par des processus sociologiques, techniques et économiques que « psychologiques », allant à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle la psychologie est la clé de compréhension de ce qui nous arrive.

Elle décrit aussi comment les concepts de « liberté » et de « jouissance » utilisés par l’industrie capitaliste libérale ont pu aboutir à nous transformer en consommateurs, en machine à désirer, machines à jouir également par extension, mais d’une jouissance débouchant sur de nouvelles attentes.

 

Le consumérisme en nouveau maître.

Le recul des cadres traditionnels tels que familles, traditions, et religion a permis au consumérisme de s’ériger en nouvelle icône. La « liberté » organisée dans le cadre du libéralisme consumériste a abouti à une crise du sujet en particulier sur le plan émotionnel et affectif.

L’illusion de liberté et la suggestion renouvelée qu’un possible est à portée de clic engendrent au cœur de l’individu des « objectifs contradictoires » comme être autonome/indépendant et faire l’expérience de vivre une grande passion amoureuse. L’hyper proposition et l’hyper choix que propose l’économie numérique des sites de rencontres et des biens de consommation créent une illusion d’abondance en même temps qu’une notion d’incertitude inhérente aux relations dès leur commencement.

L’économie numérique crée ainsi l’illusion de pouvoir contrôler la qualité de nos rencontres et de nos vies par une critérisation des goûts et des orientations de vie aboutissant à construire notre identité au travers des objets, des lieux de consommation.

En tant que sujet critérisé selon mes goûts, je me trouve ainsi confondu avec la notion d’objet de consommation.

 

L’ère de « l’homo numéricus »

Quelque chose a changé dans le théâtre de nos existences. La fluidité sans cesse accrue d’internet a permis au smartphone (téléphone intelligent) de devenir tout à la fois le régent de vie et le pourvoyeur de nourritures ludiques et émotionnelles. Le statut de « l’image » (consommée à la fois dans le collectif et dans l’intime) est aujourd’hui sans commune mesure.

Il y a la consommation d’image en tant que flux discontinu (dont la suspension le temps d’une coupure de réseau engendre frustration) et désormais aussi l’émission de nos propres images et vidéos.

 

Les réseaux sociaux et le Tantrisme

Les réseaux sociaux nous ont ainsi transformés en émetteurs/évaluateurs/agents de visibilité, produisant sans cesse du contenu évalué en temps réel, prêtant allégeance et se conformant au jeu des pouces et émoticons conçus par les industriels de l’internet. Ils créent l’illusion d’une communauté construite sur l’éloignement et l’absence de tout lien social dans la réalité.

Cette énorme consommation/diffusion de « signes » par les réseaux se déverse dans le vide ou « l’avide » d’une psychée de l’attente. L’immanence de tout et de tous les possibles à chaque instant crée cette forme d’incertitude de n’être jamais assez au top de ce que je dois vivre.

 

  • Est-ce que je vais toujours à cette soirée ou à cette autre dont je vois le direct sur Facebook ?
  • Suis-je en relation avec la bonne personne ?
  • Suis-je dans le bon le stage ? 
  • Comment puis-je gagner d’avantage ?
  • Est ce que je suis vraiment épanoui, « libéré » dans ma sexualité ?

Suis-je suffisamment performant/efficace dans ce que je fais ? Suis-je réellement indépendant affectivement, économiquement ? Comment être une meilleure version de moi même ?

 

L’anomie ou l’absence à soi-même.

Les effets de cette mise en challenge de soi même avec soi même et de soi même avec les autres engendrent de nouvelles formes de solitudes, de dépendances créant les conditions d’une nouvelle « anomie ». Ce concept introduit par Durkheim au XXe siècle décrit une relation du vide, de la perte de sens entre l’individu et son environnement industriel, citadin, productiviste. L’anomie d’aujourd’hui correspond à une perte de l’individualité dans le sens de la perte de l’unité, de la structure. Cette perte peut prendre divers visages :

La fragmentation du sujet au travers des millions de stimuli de consommation.

Le conformisme, cette stratégie de survie individuelle par l’adhésion à des modèles d’opinions/comportements dominants.

Ou encore la vulnérabilité et la précarité. (Je me sens absent à toute dynamique sociale).

Cette anomie pourrait s’exprimer ainsi : Si je ne me définis qu’au travers de mon style de vie, des biens et objets que je consomme, du quartier où je vis, de l’éducation qui fut la mienne, je ne suis rien d’original, alors comment rencontrer la part de moi unique qui me caractérise.

Ou encore : Si je ne me définis qu’au travers de mes opinions, du groupe social dont je me sens proche, dois je m’éloigner de tout cela pour trouver enfin qui je suis.

Ou bien : Pour trouver un sens à mon existence dois je cesser de consommer, de me battre, d’être compétitif, d’ouvrir mon ordinateur ?

Et encore : Comment avoir le sentiment de qui je suis alors que je vis depuis toujours dans la peur, la vulnérabilité et la précarité  ?

L’originalité de l’apport du Tantra.

Le Tantra en tant que pratique spirituelle (réémergente en occident depuis la fin du XIXe siècle) n’empêchera pas le développement d’internet. Sa présence et sa pratique en ville et en régions est d’ailleurs un des effets positifs produits par les réseaux sociaux.

Au milieu de ce flux de narcissisme, de fake, de cet immense débit d’informations et de signaux contradictoires convoyés par les réseaux, minoritaire, subsiste le « porté à connaissance » des arts, des spiritualités, de l’histoire, qui est au départ le fondement de l’internet des chercheurs et universitaires.

Le tantra sous sa désignation traditionnelle ou le néo-tantra dans ses contenus hérités d’Osho est ainsi « porté à connaissance » de par la puissance de référencement de la toile.

La position du Tantra en tant que corpo-spiritualité dans la cité m’apparaît aujourd’hui originale et féconde. Là où l’injonction sociétale actuelle peut se traduire par : Soyez adaptables (à votre Job, à de nouvelles conditions de travail), soyez mobiles/nomades, travaillez sur vous, formez-vous, cultivez votre mieux-être, soyez heureux ou cherchez à l’être, adhérez à des valeurs fraternelles et citoyennes, restez productifs/compétitifs, obtenez des résultats, progressez… le tantra propose juste selon la formule connue de Tilopa : « soyez détendu et naturel ». Autant dire qu’il ne propose rien.

Plus précisément au travers de textes fondateurs comme le Vijnana Baïrawa Tantra ou le Spandakärika il est question d’être attentif à sa respiration, de se rendre accessible à la beauté du monde, d’observer les mouvements du mental et de l’ego dans l’espace de la conscience, de ressentir les formes diverses de l’énergie vitale et cosmique qui nous traverse.

Vivre les mouvements de l’énergie, du désir, observer ses difficultés et ses souffrances sans s’identifier à elles, plonger dans l’expérience de la vie et des intensités qu’elle recouvre, comprendre au-delà des mots.

On peut concevoir que ce type d’enseignement est à l’exact opposé des conduites religieuses cléricales et des procédés méthodiques de formation et de développement personnel. Les représentations divines du Tantra n’exigent aucun culte du tântrika mais invitent à la conscience de ce qu’elles représentent, chacun(e) est libre d’expérimenter les méditations qui fonctionnent le mieux pour lui(elle).

Sa pratique au quotidien n’incite pas à une consommation particulière d’objets coûteux, son temps d’intégration n’est pas défini et penche plutôt pour la lenteur, la disponibilité, l’écoute profonde, des notions en totale opposition avec l’injonction sociétale de vitesse/rapidité et l’agenda de l’homo numéricus.

Le Tantra vecteur d’une autre subjectivité.

La pratique tantrique n’est pas une « psychothérapie » mais le fait de poser dans un cercle de pratique les principes de non-jugement, non violence, bienveillance et liberté de dire oui ou non, de pratiquer ou pas, permet des transformations personnelles considérables. La relation de couple elle-même est largement bénéficiaire de ces pratiques qui créent les conditions d’une élévation et construction personnelle au travers de l’intersubjectivité  que je vis avec mon partenaire de vie.

Paradoxalement, la pratique du tantra en n’imposant rien au plan social ou moral, en n’étant que propositions de pratiques, méditations, rituels, a pour effet de redonner aux individus la possibilité d’échapper à l’anomie, au sans nom, au sans structure, de se réagréger, de retrouver une colonne vertébrale et le chemin vers une subjectivité authentique et non vers un avatar.

La subtilité de cette subjectivité libérée des masques de l’ego tient du fait qu’elle est à la fois d’ordre individuel et universel.

« Ainsi libéré de la multiplicité des impulsions liées à l’égo, il fait l’expérience de l’état suprême » (Spandakärika stance 9)

« Alors le cœur réalise que la vraie nature innée est à la fois l’agent universel et la subjectivité qui perçoit le monde. Ainsi immergé dans la connaissance, il sait et agit selon son désir ». (Spandakärika stance 10).

La position originale du Tantra est de se situer au-delà des spiritualités prônant le renoncement, le retrait, la pureté. En tant que pensée de la relation entre macrocosme et microcosme, il partage bien sûr nombre de concepts, visions communes avec d’autres traditions telles que la mystique chrétienne, la kabbale, la mystique soufie entre autres.

La puissance de sa démarche part du corps qui est le lieu et le véhicule incontestable à partir duquel il fonde la réalité/véracité de l’expérience humaine au sein de l’univers.

Dans l’espace de la société capitaliste et numérique, le Tantra (et sa tradition de transmission, ses pratiques à la fois simples, profondes et séculaires) peut être regardé comme une mystique sans dogmes et une source de sens permanente, aussi comme l’espace possible à l’émergence de contre projets dans la cité et d’un nouvel humanisme. Sa réémergence ouvre la voie à des modifications sociales considérables et à un art de vivre autrement.